Derrière l’engouement réel ou éphémère des objects connectés il y a un moteur puissant qui repose sur un des fondements même de la nature humaine : le quantified self, en bon français la mesure de soi et la quantification de soi, concept lancé en 2007 en Californie par des journalistes du magazine Wired, connu pour débusquer les dernières innovations numériques. Au delà d’un effet de mode et d’une frénésie de gadgets numériques, le quantified self, nous le verrons, est un révélateur particulièrement intéressant de la nature humaine.

Comment ça marche, le quantified self ?

C’est assez simple. Pour être en mesure de se quantifier il est nécessaire de capturer des données, de les visualiser puis d’en faire une analyse qui servira à des corrélations et si possible d’en tirer des enseignements utiles pour soi, c’est bien sûr l’objectif ultime. Précision très importante, un autre volet du QS est également de partager ses résultats avec les autres, notamment dans les réseaux sociaux. Un mesure n’a de valeur que dans sa comparaison à un étalon, à un barème, mais aussi avec ce que les autres mesurent. L’homme, ne l’oublions jamais est un animal social. Prenons un exemple concret. L’Organisation Mondiale de la Santé recommande à chacun de faire 10 000 pas chaque jour pour rester en bonne santé. Pour ceux qui savent cela depuis longtemps il existe des podomètres mécaniques que l’on accroche à sa ceinture et qui mesurent la distance parcourue grâce au mouvement de balancier de la marche. Et bien le podomètre de nos grand-pères est désormais numérique et connecté, il est situé dans les baskets et il produit de nombreuses données qui sont ensuite analysées, croisées et traduites en objectifs et en résultats.

La notion de quantified self est donc centrale dans une révolution numérique car elle touche au moins deux grands domaines de l’économie numérique : l’Internet des objets et les wearables dont nous avons déjà parlé à cette antenne, mais aussi le secteur de la collecte et de l’analyse des données, les fameuses data, domaine encore plus prometteur mais encore plus problématique au niveau de la confidentialité et de l’éthique.

Quelles sont les applications possibles de cette mesure de soi numérique ?

Le succès du quantified self repose sur la quantification et la mise en mesure quotidienne des différents aspects de la vie d’un individu : sa nutrition, ses activités physiques, son poids,son sommeil…Le corps et peut-être demain l’esprit avec l’analyse du cerveau dont l’interconnexion avec Internet est déjà prévue pour 2030, deviennent donc des objets connectés et mesurés quotidiennement. Il existe ainsi différents capteurs d’activité comme des bracelets, des montres et podomètres numériques connectés. Mais aussi des enregistreurs de sommeil, des balances et des impédancemètres portables. Je précise qu’un impédancemètre est une balance électronique qui a la spécificité de mesurer les masses graisseuses, liquides ou osseuses du corps humain. On peut donc faire appel à des applications qui vous rappelle automatiquement qu’il faut vous hydrater, qu’il faut marcher, dormir ou encore faire une pause dans votre repas avec une fourchette qui vibre quand vous manger trop vite ! A travers ces exemples, on voit bien que ces applications vont beaucoup plus loin que la mesure et la quantification de soi et propose un véritable accompagnement personnel, un coaching personnalisé qui rythment les journées de ses adeptes.

Le quantified self n’est-il qu’une mode ? Quelles sont ses perspectives ? 

C’est un phénomène d’origine nord-américaine qui s’enracine dans une culture assez centrée sur l’individu. En effet, les nord américains glorifient la notion de performance, de dépassement de soi et de compétition. Pour un américain, la prise en charge de sa vie est un facteur de réussite.  Mesurer son état, ses progrès, se comparer, progresser sont les éléments fondateurs de la méthode. En France, la culture est différente mais le mouvement est lancé. En mai 2013, le site de presse en ligne 20minutes.fr a lancé « Se Coacher”, le premier magazine en ligne en français entièrement dédié au Quantified Self. En juin dernier, l’assureur Axa Santé a proposé à 1000 de ses assurés d’être équipés d’un tracker d’activités mesurant le nombre de pas effectués, le rythme cardiaque, le taux d’oxygène dans le sang et la qualité du sommeil.

On peut donc raisonnablement se poser la question des perspectives de ce mouvement qui pourrait demain établir des corrélations saugrenues entre l’assureur et l’assuré. Par exemple : « je t’assure si tu respectes à la lettre le coaching numérique que je te prescris ».

Justement, quels sont les risques et les dérives de cette mesure de soi ? 

Face au risque de sur utilisation, de réutilisation et de ré-interprétation des données, la CNIL a entrepris récemment une démarche réflexive très intéressante. D’abord, leur analyse pointe le risque d’une normativité perfectionniste assez subjective, alimentée par la masse des utilisateurs, risque pouvant aller jusqu’à ce que Yves Buin nomme la « normopathie », une pathologie qui concernant une vie qui ressemblerait plus à un programme qu’à une aventure. Un autre danger pointé par cette évolution est le volet très personnel du quantified self avec l’importance du mot self.

Avec un risque d’hyperfocalisation des individus sur eux-mêmes, sur leurs micro-problèmes de santé, mesurés en permanence souvent sans réel protocole médical et sans recul. Par ailleurs, l’émancipation personnelle est difficilement séparable du collectif et les modalités collectives du quantified reposent plutôt sur des notions de compétition permanente, de perfectionnisme et donc l’édiction de normes collectives pas vraiment émancipatrices. Cet « auto-centrage » permanent sur soi-même à l’échelle globale peut également éloigner les gens des véritables causes de différents problèmes sanitaires plus liés à l’environnement, à la pollution ou à la l’industrie agro-alimentaire qu’aux mauvais comportement des individus.

Enfin, il y a bien sûr les risques immenses de mauvaises utilisation et croisement de données très intimes puisqu’elles touchent à la santé physique et mentale des individus mais cela, nous le savons déjà.

Finalement, de quoi la mode du quantified self est-elle le nom ? 

Dans un monde hyper-individualiste où les grandes idéologies, les religions et les projets collectifs ont ou semblent avoir échoués, l’homme tente désormais de s’appuyer sur les machines, les robots et sur l’hyper-rationnalité de l’ordinateur pour reprendre un pouvoir sur lui-même. Comme le transhumanisme qui promet une augmentation de l’homme par la technologie, le quantified self promet de corriger nos terribles défauts et habitudes humaines, quitte à ne plus être vraiment humains. A nous de choisir entre un humain imparfait, (pléonasme) et un humain assisté par ordinateur. A vous de voir !