« Vous avez les montres et nous avons le temps » ont coutume de dire les africains. Ce continent qui n’a pas encore totalement intégré la frénésie technologique du monde occidental profite sans doute encore d’un mode de vie ancestral où la richesse temporelle, cette capacité à jouir pleinement du temps n’était pas encore bouleversée par l’irruption technologique. Etrange paradoxe de ces technologies qui permettent de faire de plus en plus de choses dans un temps de plus en plus restreint et qui au final compressent le temps, comme si elles avaient cet étrange pouvoir de l’accélérer. Internet et ses différents médias comme Twitter illustrent parfaitement ce phénomène paradoxal qui permet d’une part des gains de temps inédits comme par exemple le courrier électronique mais d’autre part engendre une explosion des flux d’informations à traiter et une demande toujours plus pressante d’aller toujours plus vite, ce qui nous laissent souvent avec cette désagréable impression d’être débordés et toujours en pénurie de temps.
Comment expliquer justement ce paradoxe ?
Pour Harmunt Rosa, un sociologue allemand auteur d’un ouvrage remarqué sur la question de l’accélération, ce phénomène s’explique par le lien structurel entre l’accélération du temps et la croissance matérielle. Pour lui, technologie n’est pas en cause car elle nous permet de gagner objectivement beaucoup de temps. Un mail va plus vite qu’une lettre, un tweet plus vite qu’un fax ou qu’un télex. Mais ce gain de temps s’annule si la quantité d’activité évolue. Et pour Harmunt Rosa, la corrélation entre gain de temps et l’accroissement de l’activité s’explique par notre système de production. C’est la logique même du capitalisme qui requiert un accroissement d’activité permanent et donc, qui annule les gains de temps permis par la technologie. Son analyse est d’ailleurs recoupée par l’histoire qui nous démontre que le capitalisme s’est développé en même temps que la technologie et par la sociologie qui démontre que plus on est riche de biens matériel, plus on se sent débordé et en manque de temps. Enfin, Harmunt Rosa explique très justement que dans cette société en croissance permanente, la seule chose que nous ne pouvons faire croître c’est justement le temps.
Pourtant, les technologies actuelles et leur différents gourous nous promettent justement de dépasser nos limites temporelles ?
C’est la grande promesse des mouvements transhumanistes. L’angoisse existentielle de la mort et donc de la finitude humaine est un très bon terreau pour les technologies de l’immortalité. Cette promesse d’accélération est liée à la peur de la mort et le tanshumanisme va jusqu’au bout de sa logique. Si nous sommes finis, la technologie va nous sauver, nous augmenter, nous réparer jusqu’à nous rendre immortel. C’est très concrètement le projet tanshumaniste et il repose sur le pouvoir des technologies. Cela pose donc la question de la définition de l’homme et de la vie qu’il aspire à vivre. Voulons nous vivre pleinement notre vie sans nous soucier du temps ou vivre à côté de nous-mêmes, à toute vitesse, au risque d’en perdre la santé physique ou morale ? Une chose est sûre, nous sommes limités physiquement et coincés dans la limite du temps. Et la technologie ne changera rien à cela si nous n’acceptons pas
Du coup, n’y a t-il pas un danger à vouloir attribuer aux technologies de l’information un pouvoir qu’elles n’ont pas ?
Effectivement, les technologies numériques et les réseaux que nous utilisons massivement aujourd’hui dans notre travail et notre vie quotidienne ont le pouvoir de nous faire gagner du temps mais ne sont pas la cause de notre débordement permanent. Grâce à Internet, je gagne du temps de transport en télétravaillant, en faisant mes courses sur Internet, en évitant les interminables queues pour acheter un billet de train ou retirer un papier dans une administration. Je n’ai plus besoin d’aller rechercher des informations dans des bibliothèques jamais ouvertes au bon moment ou sur des banques de microfilms. Tout est en ligne, ici et maintenant. Les technologies ont donc un réel pouvoir de nous faire gagner beaucoup de temps, à condition, et seulement à condition que le temps gagné ne soit pas immédiatement absorbé par d’autres tâches qui nous sont attribuées tout simplement parce que ces mêmes technologies génèrent une croissance de l’activité. C’est la fameuse ambivalence de la technologie dont je parlais récemment avec le principe du pharmakon numérique qui contient à la fois le remède et le poison.
Il faudrait donc plutôt changer de modèle et pas forcément se débarrasser des technologies de l’information ?
C’est en tout cas les pistes de réflexion d’Harmunt Rosa qui pense qu’il existe sans doute d’autres modèles à inventer pour enrayer cette mécanique de croissance et d’accélération permanente que le capitalisme génère. Sa pensée trouve d’ailleurs un écho dans les mouvement du slow food et du mouvement des villes en transition ou encore dans la pensée de Pierre Rahbi et sa la sobriété heureuse. Aujourd’hui, on peut très bien vivre dans une yourte dans une logique de décroissance et être connecté à Internet.
Peut-on réussir seul à changer nos habitudes dans un monde qui impose à tous des rythmes effrénés ?
C’est effectivement très problématique car il est difficile de s’extraire du monde et de son organisation qui est totalement lié aux machines et aux technologies. Nous pouvons mieux nous organiser à titre individuel en mettant les technologies à distance et à notre service, nous laisser des temps de respiration, de vie intérieure et donc de déconnexion. C’est sans doute un des grands défi de cette société hyper-connectée que d’apprendre à chacun à vivre avec la technologie et non sous son emprise.
Rien de mieux que les vacances, ce beau mot qui vient de vacuité, pour vivre un moment de déconnexion totale et expérimenter ce bonheur de goûter sans stress le temps qui passe, tout simplement.
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