La société de l’information aime bien les néologismes car elle évolue très vite et a donc besoin de mettre des concepts sur des réalités nouvelles ou renouvelées dont est elle à l’origine. C’est le cas des “tiers-lieux” ou “espaces tiers” entre le domicile et le lieu habituel de travail notion inventée par le sociologue américain Ray Oldenburg qui le premier parla de « third place » en désignant Central Park, cet immense jardin au coeur de New York où il observait que ses contemporains venaient régulièrement travailler assis dans l’herbe, avec leur ordinateur portable. Ce concept sociologique s’impose désormais comme une réalité tangible : celle d’un continuum entre nos vies privées et professionnelles permis par une connectivité permanente et l’usage régulier des technologies numériques.
Qu’est-ce qu’un tiers-lieu et qu’y fait-on ?
Pendant longtemps on séparait très clairement le lieu de travail habituel, le bureau, du domicile. L’inexistence ou la limitation des réseaux informatiques consignait une fonction très précise à chaque lieu même s’il arrivait de travailler un peu le WE chez soi. Inversement il arrivait aussi de passer quelques coups de téléphones personnels au bureau. Et les transports entre ces deux espaces distincts ne servaient qu’à faire la jonction entre les deux points, voir à dormir un peu. Mais aujourd’hui, le bureau de 70% des actifs se situe là où ils connectés c’est à dire presque partout. De fait, tout lieu connecté et à peu près confortable peut devenir un tiers-lieu d’activité, professionnelle ou personnelle puisque de plus en plus de fonctions, d’actions ou de tâches se sont numérisées. Relever ses mails, surfer sur le web, acheter en ligne, faire une démarche administrative, se parler en visioconférence, finir une présentation, faire un virement, etc…Finalement, les tiers-lieux englobent une diversité de lieux dédiés ou non au travail comme les cafés wifi, les gares, aéroports et autres lieux de transit comme les salles d’attentes ou les hall d’hôtels, mais aussi les moyens de transport eux-mêmes comme les trains ou les avions et de nouveaux lieux de travail où l’on va ponctuellement comme les centres d’affaires et les différents types de bureaux partagés.
La fonction principal de ces tiers-lieux est de travailler. Mais à y regarder de plus près on se rend compte qu’ils deviennent de nouveaux lieux de vie au sens très large du terme, abritant différentes fonctions socio-économiques et favorisant la mixité et la créativité. On voit fleurir de nombreux centres de coworking, des fablabs et autres living labs où des publics très hétéroclites se côtoient, travaillent et vivent ensemble, devenant clairement de nouveaux lieux de socialisation de la société de l’information.
Dans un monde où tout se virtualise pourquoi le succès de tels lieux ?
Justement, c’est un paradoxe déjà largement observé dans la société de l’information. L’homme est (encore) un être de chair et d’os, il est un animal social, nous dit la sociologie et il a donc besoin d’être en relation avec ses pairs. La virtualisation des échanges est sans doute une très bonne chose mais l’homme ne peut vivre seul devant un écran trop longtemps. Pendant longtemps, le bistrot du village ou du quartier a servi de lieu d’échange et de socialisation. Et bien près de 140 000 de ces “ancêtres de Facebook” (avec le petit coup à boire en plus) ont fermé en France depuis les années 60 et on pourrait presque dire à juste titre que Facebook ou Twitter se sont substitué aux bons vieux zincs d’autrefois et aux brèves de comptoir que les tweets ont remplacé dans un bavardage mondial parfois assourdissant. On retrouve d’ailleurs tous les excès et les débordements des bistrots dans les conversations sur Twitter qui servent bien souvent de soupapes à nos contemporains.
Je pense donc que les tiers-lieux rematérialisent en quelque sorte ce qui disparaît dans le monde virtuel. Il re-créent des échanges et services locaux, de proximité. Par exemple, le tiers-lieu que je fréquente régulièrement à Lyon et qui est au départ un centre de travail partagé ou coworking, La Cordée, se transforme chaque semaine en fin de journée en véritable marché aux légumes car il sert de relais à la Ruche qui dit oui, un système ingénieux de commande en ligne de produits du terroir.
D’autres services et animations s’y déroulent comme du yoga, des apéros, des formations et des conférences. Certains espaces agrègent même dans ces nouveaux lieux de vie des crèches, des relais de service public et des unités de production artisanales ou industrielles, ce qu’on appelle désormais des fablabs et dont nous avions déjà parlé. Bref, le tiers-lieu est une sorte de jeu de lego où chacun ajoute les morceaux qui sont utiles à sa communauté, à son territoire.
Quelles perspectives et quelles limites à ces nouveaux lieux de socialisation ?
Comme chaque nouveauté, les tiers-lieu suscitent un certain engouement car ils ont un rôle éminemment politique : celle du vivre ensemble et autrement. Dans un monde hyper-consumériste et individualiste où le numérique a le pouvoir de nous isoler encore un peu plus, ces tiers-lieux apparaissent comme des oasis alternatifs que l’on peut construire de façon coopérative et où l’on peut conjuguer différentes briques d’un « mieux vivre ensemble » : partager des bureaux et des moyens de production pour s’entraider, se former, créer, en fixant ou en relocalisant de l’activité dans son quartier ou son village. Favoriser les circuits courts, la production locale, qu’elle soit artisanale, industrielle ou agricole, permettre d’échanger, de se former et de s’informer. C’est une sorte de contre-pied au modèle dominant mais qui s’appuie clairement sur le numérique comme levier de transformation, outil de mise en relation, de décloisonnement et de proximité.
Cependant, ces différentes fonctions et perspectives sont parfois difficiles à faire cohabiter ensemble. Le système dans lequel nous vivons a soigneusement mis en place des processus et des compartiments très solides, difficiles à faire évoluer et les habitudes sont longues à changer. Il n’est pas facile non plus d’agréger différentes fonctions au sein d’un même lieu pour des raisons techniques, réglementaires et parfois même économiques.
Mais je pense que ces lieux ont beaucoup d’avenir et il faudrait peut-être que le néologisme tiers-lieux qui dans sa formulation peut faire penser à l’expression péjorative du tiers-monde soit remplacé par la réalité de ce qu’ils sont désormais : des lieux centraux, des points nodaux, en quelques sorte les nouvelles places du village global qu’avait prophétisé le penseur des réseaux Mac Luhan il y a déjà bien longtemps !
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