Capture d’écran 2014-09-19 à 22.57.42C’est une nouvelle qui fait l’effet d’une bombe dans le milieu de l’Internet. Le gouvernement français vient d’autoriser, contre l’avis de toutes les instances consultatives la censure de sites Internet faisant l’apologie du terrorisme. Le pouvoir pourra ainsi décider seul et sans aucune autorisation de la justice, de faire bloquer un site internet qu’il juge contraire aux intérêts de l’Etat. Si l’intention est louable, elle se révèle à la fois contreproductive car il est aujourd’hui très facile de contourner cette censure, anti-démocratique car elle va à l’encontre de tous les principes de liberté d’expression et révélatrice d’une certaine fébrilité au plus haut sommet de l’Etat. A l’image des différentes lois et mesures déjà prises par les gouvernements précédents comme Hadopi ou les Lois pour la Sécurité Intérieure (LOPSI), on sent régulièrement  une certaine fébrilité voire une crispation totale du pouvoir quand il faut réguler Internet. Certains y voient une vision totalement datée par rapport aux véritables enjeux de régulation d’Internet, d’autre un aveu de faiblesse voir même un constat d’incompétence. Les mots sont durs dans les deux camps, tant les enjeux sont importants.

Que va permettre concrètement cette nouvelle loi votée par le parlement français ?

La nouvelle loi va permettre à l’Etat via ses autorités administratives de procéder au blocage de contenus qui sont contraires aux dispositions du Code pénal sanctionnant la provocation au terrorisme, l’apologie du terrorisme ou la diffusion d’images pédopornographiques. Ce blocage se fera sans possibilité pour des tiers de savoir quels sont les sites bloqués, et donc sans possibilité de s’y opposer en justice, ni en amont, ni en aval. Une porte ouverte à tous les abus et surtout à de très nombreux dysfonctionnements.

A quels problèmes va se confronter la mise en oeuvre de cette nouvelle disposition législative ?

access deniedLa France n’est pas la première à imaginer un dispositif de blocage des contenus d’Internet. Les pays sécuritaires et totalitaires ont pris un coup d’avance dans ce domaine mais se sont vite rendus compte de nombreuses difficultés. Avec un simple réseau privé virtuel (VPN), payés quelques centaines d’euros à des organisations souvent douteuses et parfois mafieuses, on contourne sans problème le blocage. Il suffira aux sites bloqués de changer leurs DNS : cela ne demande qu’un petit clic.

Par ailleurs, il faut savoir que ce type de blocage peut être source de nombreuses erreurs. Cela s’est déjà produit en Australie où 250 000 sites ont été bloqués par erreur alors qu’un seul était visé. L’explosion de l’utilisation des VPN pour contrer ces mesures d’exceptions fait que les terroristes chiffrent leurs échanges, et il donc est encore plus difficile de les repérer. Lors d’un précédent projet de censure des sites terroristes en 2013, le juge antiterroriste Marc Trévidic avait expliqué que c’est justement grâce aux imprudences des terroristes sur Internet que la police peut les repérer et les arrêter.

Enfin, il existe de grands risques pour que la liste noire des sites interdits soient largement diffusée. Fonctionnaires, opérateurs internet, hébergeurs : de nombreux acteurs auront accès à cette liste. À l’ère de WikiLeaks, la publication de cette liste d’adresses ne sera qu’une question de temps et l’État offrira ainsi une publicité inespérée aux sites qu’il souhaite bloquer. C’est ce qu’on appelle l’effet Streisand : sur la toile, quand on veut à tout prix cacher quelque chose, on finit par le promouvoir.

Que reproche t-on finalement au gouvernement ?

D’abord, il faut savoir que les reproches sont unanimes, cela est rare. Tous les organismes spécialisés de consultation ont averti le gouvernement sur les dangers de cette loi et les difficultés à la mettre en oeuvre : le Conseil National du Numérique à l’unanimité, la commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique,  les acteurs du numérique dans le plus grande majorité, les experts en sécurité, sans oublier le patron de l’Agence nationale de cyber-défense (ANSSI). Et ils n’ont pas été entendus.

La loi est passée de façon accélérée pour éviter les amendements. On reproche donc au gouvernement son amateurisme, son choix de décider seul et sans discernement face à un sujet très technique où il faudrait prendre certaines précautions.

Comment expliquer cette situation ?

censure internetOn peut penser que cette crispation est liée à des pouvoirs de droite comme de gauche durablement affaiblis dans l’opinion et qui souhaitent se protéger contre des attaques de plus en plus violentes qu’ils subissent via Internet, Youtube et les réseaux sociaux. Bref le vieux rêve du contrôle des médias et de la pensée qui pour Internet, disons-le franchement, est un fantasme, tant ce réseau est par nature incontrôlable. Rappelons ici la dureté des échanges à l’assemblée sur ce texte. “Je ne veux pas que la représentation nationale se ridiculise par méconnaissance technique » a fulminé Isabelle Attard, une députée écologiste cette semaine. Cette mesure “est une erreur et je vous invite, je nous invite, à ne pas la commettre”, a supplié Christian Paul (SRC), essayant tant bien que mal de rester poli avec le ministre. Voici en quels termes certains députés connaissant très bien le sujet et plutôt apparentés à la majorité se sont adressés à la représentation nationale. Ces mots démontrent que le reproche souvent fait au pouvoir sur ces questions du numérique et de l’Internet est de se replier sur des réflexes policiers et administratifs d’un autre âge sans réellement comprendre les enjeux et les mécanismes d’un nouveau monde.

Quelles perspectives dans ce contexte ?

Presumes-terroristesSi les défenseurs de la liberté d’expression et de la Neutralité d’Internet comme Reporters Sans Frontières ou la Quadrature du Net sont si remontés contre cette loi c’est que nous risquons, à terme, de détruire Internet tel qu’il a été conçu par ses fondateurs La neutralité d’Internet est déjà sérieusement mise à mal par les puissants intérêts commerciaux des majors du divertissement qui essaient de créer un Internet à deux vitesses, nous en avions parlé. Et là, c’est la toute puissance de l’Etat qui ouvre une nouvelle brèche dans les principes fondateurs de l’Internet. Pris en sandwich par deux super pouvoirs, le business et l’Etat, l’Internet que nous connaissons risque donc de disparaître et de favoriser un Internet off, un Darknet beaucoup moins rassurant que celui que nous connaissons.

Quelles solutions pourraient être proposées ?

Si Internet est quasi incontrôlable par nature, sauf en Corée du Nord, il est néanmoins régulable, gouvernable. L’ensemble des acteurs historiques qui ont construit ce réseau depuis 40 ans plaident sans relâche pour une co-régulation d’Internet, ce qu’on appelle la gouvernance de l’Internet, basée sur des principes de collégialité, d’éducation et de responsabilité. Des mots et des actes qu’on aimerait entendre et voir plus souvent pour faire évoluer positivement ce bien commun que constitue Internet.

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